Baigné dans le parfum capiteux d’une blonde décolorée, les relents bière d’un hipster barbu, les vapeurs vinaigre d’un groupe de chavs qui mangent des frites sur la banquette arrière, j’attends patiemment la fin de mon trajet en bus de nuit. Nous cahotons dans le double-decker en feignant de nous ignorer. Or, si les regards s’évitent naturellement, l’odorat persiste à nous rappeler que nous voyageons ensemble contre notre gré.

Soudain, un rasta en sueur vient s’asseoir en face de moi. Je dois lui sembler étranger car il commence à me baratiner que parler des langues, c’est important. Lui, il en parle dix. Il les énumère en citant des mots incompréhensibles. Puis il ajoute qu’il est très compétitif de nature et que c’est pour ça qu’il parle autant de langues. Avec tous les mots qu’il connaît, il peut devenir riche.

Sous ses tresses tentaculaires, il me lance un regard chagriné.

– En fait, c’est pas ta faute si tu comprends pas. C’est qu’on t’a mal appris. La vérité, c’est pas les profs qui l’enseignent. Il faut pas croire ce qu’ils disent. Par exemple, on a dû te dire que l’anglais, ça vient du latin, mais c’est pas vrai ! D’ailleurs, la-tin, ça vient de lah. Lah, oui, lah, comme dans Al-lah. Et Mohammed ça vient de Mo et de ham-… ham-… ham-let. Hamlet, tu connais ? C’est de l’anglais ça, Hamlet, c’est pas du latin.

Comme je ne réponds toujours pas, il continue :

–L’angl-ais, c’est l’an-gle des langages. C’est mathématique. Si tu connais le code des mots, tu peux devenir riche.

Il sort un billet de vingt livres, qu’il avait coincé entre deux tresses, et me le brandit sous le nez.

– Tu vois ce que j’ai là ? Et bien, c’est à moi, ça. J’ai tout ça pour moi. Tandis que toi, et bien toi, t’as que dalle !

C’est vrai ; je n’ai pas dit un mot.

Night bus, London

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