Faim désir

Au supermarché, ils se dandinent en roucoulant. Occupés comme ils le sont à satisfaire leurs besoins, ils n’ont pas conscience de l’observateur qui s’interroge sur le sens de leur comportement. D’une démarche chaloupée, ils vaquent paisiblement à leurs activités, sans se soucier d’être examinés.

Ce à quoi ils passent leur temps consiste à combler deux nécessités physiologiques : la récolte de nourriture et la quête d’un partenaire. Quoique différents en apparence, ces deux besoins sont nécessairement liés. En effet, pour les mâles comme pour les femelles, bien se nourrir est la condition préalable à une race saine et prolifique.

C’est pour cela qu’ils se dandinent les uns contre les autres, du parking aux rayons du supermarché. Certains picorent le sol, à la recherche d’aliments, tandis que d’autres roucoulent et se poursuivent, en vue de l’accouplement.

Des règles sociales les forcent néanmoins à une certaine discrétion. D’ailleurs, si on leur demande le but de leur visite en ces lieux, ils diront qu’ils y viennent seulement pour s’approvisionner. Nombre d’entre eux ont pourtant le secret espoir d’y trouver un partenaire.

Connaître les habitudes alimentaires de ses semblables permet d’évaluer leur potentiel reproducteur. Ainsi, déambulant entre les rayons, chacun étudie discrètement le contenu du bagage à provisions de son voisin, essayant de se faire une idée sur sa forme diététique. Les petites vieilles aux biscuits secs et pâtés pour chats attirent peu l’attention, tandis que les jeunes athlètes aux céréales et laitages vitaminés sont très populaires.

Certains rayons du magasin sont aussi plus visités que d’autres. Pas pour les produits qui y sont présentés, mais plutôt pour les clients qui les fréquentent. Les mâles se regroupent aux biftecks et les femelles les attendent aux crèmes veloutées. Entre les deux, on assiste au ballet des chariots et des paniers qui expriment le désir de se rencontrer.

L’une des règles en vigueur dans l’enceinte du magasin interdit la consommation des produits sur place. Une fois que les emplettes sont faites, les clients sont supposés rentrer chez eux pour se repaître. Cependant, il arrive parfois que de jeunes incontinents cherchent à combler leurs besoins à l’instant, sans se soucier de l’entourage.

Au détour d’un présentoir, un mâle coince une femelle en sandwich contre son corps. Les deux tourtereaux s’embrassent goulûment et leurs mains fébriles cherchent à saisir des morceaux de chair sous l’emballage de leurs vêtements.

À les voir ainsi se dévorer, on se demande s’ils ne sont pas moins affamés que frustrés. Frustrés de ne pas pouvoir disposer de l’intimité suffisante pour assouvir leur faim. Car même s’ils ne se gênent pas pour se goûter en public, des caméras de sécurité les empêchent de poursuivre le festin qui les mènerait à satiété.

C’est ainsi qu’ils se retrouvent, coincés au rayon des désirs, exhibés en action commerciale.

Quant aux spécimens accouplés depuis longtemps, fortunés de pouvoir disposer d’un foyer, ils préfèrent se consommer chez eux. Les couples cuisinent alors allègrement les produits qu’ils ont collectés, chacun à sa façon, selon la méthode qui satisfait au mieux leur désir de conservation.

« J’aime manger ! Je suis heureuse quand je mange ! » jubile une femme en ouvrant son four préchauffé devant les yeux gourmands de son mari. Le plaisir est sur le gril. Certains le préfèrent bouilli, d’autres le font frire ; les uns le font revenir à plusieurs reprises tandis que les plus délicats le font sur canapé. Peu importe la méthode, l’essentiel est de bien se nourrir.

N’est-ce pas la condition préalable à une race saine et prolifique ?

faimdesir

Chinatown, London


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7 réflexions sur “Faim désir

  1. Joli texte et on se reconnait, pour ma part, dans les consommateurs maison… Je n’avais jamais vu les courses sous ce point de vue ethnologique mais j’y ferai attention la prochaine fois que je circule naïvement dans les rayons du supermarché. Mais que me faites-vous découvrir là ?

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    • Mais, si je me rappelle bien, vous aviez écrit un texte au supermarché, tout aussi surprenant et très drôle. Pas de doute: le lieu nous inspire, bien que nous ne fréquentions pas les mêmes rayons.

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