Blaise suivait l’écoulement des flaques sur le trottoir, sans savoir où aller. Sa destination lui importait peu d’ailleurs, le but de sa promenade étant de ne pas rentrer chez lui. Il marchait dans la rue mouillée, le front bas et les yeux sous la pluie, sans même chercher un abri, indifférent à l’eau qui le submergeait. S’il n’avançait pas sur la terre ferme, on pouvait croire, en le voyant enfoncer ses pas dans l’eau, qu’il cherchait à se noyer.
« On est toujours seul à se comprendre. » pensait Blaise. À juste titre d’ailleurs, car lui seul comprenait ce qui lui arrivait ce soir : c’était sa frustration qui débordait. Personne ne voulait partager son humidité, l’indifférence des autres l’inondait de mauvaise humeur, et la solitude pesait sur ses épaules, aussi lourde que ses vêtements trempés.
« Aurais-je jamais le courage de retrouver ce sens du contact qui me fait défaut ? ruminait Blaise. Si seulement le goût des rapports humains me revenait… les gens seraient plus accessibles. Si je m’obligeais à faire une rencontre… un ami, une femme… cela me ferait sécher de plaisir. » Sa chair, comme son âme, se cachait depuis trop longtemps derrière un rideau de pluie et il savait que, s’il voulait rompre la solitude dans laquelle il moisissait, il devait se lancer à l’eau.
Ainsi Blaise pensa-t-il au sport. Puisque rester seul dans sa flaque ne menait nulle part, sinon à la conclusion qu’il désirait la partager avec quelqu’un, il décida d’aller s’immerger dans les eaux publiques. Il se mit à courir sous la pluie, traversa le quartier inondé et arriva à la piscine municipale.
Muni de son ticket, Blaise entra dans l’établissement. Il fut surpris d’y découvrir une multitude de gens, plus ou moins habillés, secs ou mouillés, qui déambulaient dans les couloirs carrelés. Ils marchaient en couple ou par groupe, se cherchant et s’appelant les uns les autres, et se retrouvaient tous ensemble dans le grand bain bleu, à quelques mètres de là. Des rires, des cris, des éclaboussements remplissaient l’air confiné et il régnait une ivresse joviale qui réjouissait Blaise : « C’est bon signe, les gens batifolent. » Il entra en souriant au vestiaire et alla vite s’enfermer dans une cabine, pour se préparer.
Affairé à la tâche acrobatique de retirer ses vêtements dans le local exigu, il ne se rendit pas immédiatement compte du changement qui s’opérait en lui. Pourtant, son humeur s’était modifiée dès qu’il était entré dans la cabine. Il ne s’en aperçut qu’une fois dévêtu. Là, protégé par quatre fines cloisons de contre-plaqué, il prit conscience de sa présence au milieu des autres. L’intimité du lieu l’exposait tout en le protégeant des regards ; son corps nu s’émouvait sans être vu.
Blaise se plaisait ainsi à se montrer lorsque, tout à coup, son voisin de cabine éternua. Alors il enfila précipitamment son maillot pour dissimuler son trouble. Puis il ressortit du vestiaire sans regarder personne et se dirigea vers le bassin.
C’était une énorme cuvette où les gens s’agglutinaient avec allégresse. Ils flottaient dans l’eau chlorée, en s’éclaboussant ou en nageant, par-dessous, dessus ou tout autour, heureux de tremper ensemble. Intimidé par cette foule euphorique, Blaise décida, dans un premier temps, d’observer tranquillement, pour s’accoutumer. Il s’assit au bord du bassin et laissa tremper ses pieds dans l’eau, l’air de rien, comme s’il s’agissait d’un rituel qu’il pratiquait de longue date, en vieil habitué, avant de se mettre à nager.
« Comme elle est bonne. » L’eau le ravissait car elle était bien chaude, en comparaison à celle de la rue. « Cela serait-il parce que, dedans, beaucoup de personnes se la partagent, alors que là-bas, dehors, ils s’ignorent froidement ? Être ensemble réchaufferait-il la solitude de chacun ? » Blaise eu soudain le désir de sauter dans le bain.
Ce fut alors qu’il remarqua, à l’autre bout de la piscine, une jolie fille au maillot serré, qui se séchait devant des garçons aux slips tendus. La chair encore humide de l’une appelait les regards mouillés des autres. Blaise voyait bien qu’il plaisait à la fille de montrer son corps, mais il n’était pas pour autant invité à la regarder. Alors, gêné, il glissa dans l’eau en fermant les yeux. Elle ne lui parut pas aussi chaude qu’il l’eût crue.
En nageant au travers de la piscine, ses espoirs de convivialité se heurtèrent à divers obstacles : d’abord, une arrière-grand-méduse qui flottait lourdement, puis un banc de moules agglomérées qui bavardaient, ensuite deux poulpes impudiques aux ventouses collées par le dessous, et enfin les squales gourmands qui bouffaient des longueurs. Au milieu du grand bain bleu, Blaise dut se rendre à l’évidence : « Je n’y parviendrai jamais. »
Il y avait bien des corps agréables qui flottaient à portée de son regard : muscles dans l’écume, rondeurs émergentes, étirements profonds… Mais ce n’était que des désirs passagers, vite perdus dans le courant. Aussi proches qu’ils fussent, l’impossibilité de saisir les gens les rendait toujours inaccessibles.
La frustration reprenait Blaise et entravait sa nage. Il perdait le rythme de ses mouvements tandis que l’impression de solitude le submergeait à nouveau. Sa respiration se troubla dans le chlore, il avala quelques gorgées et s’étouffa… Le goût des autres le rendait malade.
Il finit péniblement sa longueur et arriva au bord du bassin en toussant. Le maître nageur qui le surveillait depuis un moment déjà, lui demanda : « Ça va ? » Blaise essaya bien de dire quelque chose mais sa gorge gargouillait. L’autre s’enquerra : « Pardon ? » Et Blaise pensa : « On est toujours seul à se comprendre. »
Ceci vous a plu ? Essayez cela :
Une histoire qui accroche bien, bien tournée, avec une pointe de désespérance et de lucidité teintée de l’humour des mots en mode humide.
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Je suis heureux que ma natation vous plaise. Merci.
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J’aime beaucoup l’histoire de Blaise (notamment son début qui est aussi sa fin « « On est toujours seul à se comprendre »)
Petite question
Y a t il eu d’abord le texte (formidable ? puis les illustrations (magnifiques) ou l’inverse ?
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Toujours au goût du jour, l’histoire de Blaise est en fait assez ancienne. Je l’ai écrite bien avant de voir les graffitis sur les murs de Barcelone, en 2005. Par contre, le jour où j’ai pris les photos, j’ai tout de suite su que je les utiliserais pour cette histoire. Ça a pris un certain temps, comme vous pouvez voir.
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… il a raison Blaise de défier la pluie, parce que si tu espères un arc en ciel un jour dans ta vie tu dois commencer par supporter la pluie…!
Histoire drolement bien ficelée qui coule de source 😀
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Il ne sert à rien, en effet, de vouloir passer entre les gouttes.
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Voila une histoire bien tournee. Merci Bodo 🙂
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Je suis heureux qu’elle vous ait plu (de plaire, bien sûr. Pas de pleuvoir)
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Une histoire comme je les aime, teintée de déréliction et d’humanité. Ce Blaise est touchant et réel. Il devrait bien s’entendre avec l’un des amis fictifs, Sizif.
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Si Sizif décide de s’intéresser au sport, je peux lui passer les coordonnées de Blaise.
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Plus vrai que nature !
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Ah, ça m’a plu (de pleuvoir évidemment) ! Blaise le mouillé perdu dans la pataugeoire de sa solitude au milieu des nageurs en eaux troubles, voilà une bien belle petite nouvelle élégamment humide…
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C’est de saison, n’est-ce pas?
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Quelle histoire ! J’ai beaucoup aimé, merci, je peux maintenant boire mon thé matinal comme blaise sa tasse, en m’etouffant peut-être, mais de rire de la narration amusante de cette triste constatation.
Belle journée bleue ! (ici elle fait grise mine)
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Ce n’est pas parce qu’il fait gris, qu’on doit se noyer dans une tasse de thé. Les Anglais en savent quelque chose.
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