L’observateur

Ce soir, après le boulot, ça ne loupe pas : en attendant ma correspondance, je cherche la jolie rousse d’hier. Je suis sur le bon quai et l’heure est la même. Si elle est là, je ne peux pas la manquer. Mon regard scrute la foule… En vain. Ni les jambes ni la chevelure n’apparaissent.

J’essaie de me raisonner. Je me dis que j’aurais dû m’y attendre, que l’espoir de revoir une inconnue dans le métro est futile, et puis qu’il ne faut pas confondre un caprice de la curiosité avec un désir de rencontre… Malgré tout, je ne peux pas m’empêcher d’être déçu.

En fait, ce petit manège d’observateur est un leurre. Je ne suis pas dupe. Sous prétexte de chercher une femme dans la foule, mes yeux se posent sur toutes les têtes, paires de jambes, bustes et fessiers qui montent et descendent du wagon. Je suis tellement avide de l’image des femmes que je les convoite avec un manque de retenue désopilant.

En marchant dans les couloirs, l’observation se passe de deux manières différentes. Ça dépend du sens de la marche. Il y a celles qui me croisent et celles que je suis. Si je passe devant un joli visage, je me retourne pour regarder la forme de son derrière. Et si je suis un joli cul, alors je cherche à le doubler pour voir les traits de son visage. J’avance ainsi, dans les tunnels du métro, en faisant varier la vitesse de mes déplacements au gré des voyageuses qui circulent.

Lorsque j’arrive au pied de l’escalier mécanique, je dois bien reconnaître qu’il est plus difficile d’observer les visages que les fesses. En effet, je ne peux pas fixer quelqu’un de face sans paraître malpoli. Tandis que les culs semblent plus ouverts à la communication. Ceux qui sont postés sur les marches de l’escalator donnent même l’impression de vouloir tailler la bavette. Tendus sous une toile de jean ou relâchés dans les plis d’une jupe, ils sont si près de mon visage que je pourrais les saluer d’une paire de bises.

Cette variété d’expressions corporelles féminines m’inspire. J’imagine des combinaisons intéressantes : je colle les fesses de l’une avec le visage d’une autre, j’y ajoute une chevelure entrevue, un regard que j’ai croisé, un sourire qu’on m’a échangé, les jambes de la rousse d’hier, une taille sur mesure, un déhanchement gracieux… De cette manière, je me fais une image assez précise du mannequin que j’aimerais voir marcher à mes côtés.

Cependant, la femme objet, est-ce vraiment ce que je souhaite ? Ne vaudrait-il pas mieux user de moyens de communication plus interactifs pour rencontrer mon idéale. Il faut bien reconnaître que, même si les formes physiques en disent long sur quelqu’un, elles n’en sont pas moins qu’une manière d’habiller sa personnalité. Pour la mise à nu, rien ne vaut une bonne conversation.


Extrait du roman
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La 4ème de couverture

Les extraits

Le livre

10 réflexions sur “L’observateur

  1. Étrange : ce texte m’a fait franchement sourire (je l’ai trouvé plein d’humour) alors que si je rencontre un énergumène dans ce genre à la gare , tout de suite je deviens agressive…)
    Bonne soirée

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    • Et tu as sûrement raison de l’être car les regards libidineux ne sont pas plaisants. Quant aux remarques de mon personnage, elles peuvent parfois paraître sexistes, le ton d’autodérision empêche de le prendre au sérieux. Enfin, je l’espère. Dans la vie aussi, il faut savoir ne pas se prendre au sérieux.

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  2. Une conquête

    Guy de Maupassant

    Un jeune homme marchait le long du boulevard
    Et sans songer à rien, il allait seul et vite,
    N’effleurant même pas de son vague regard
    Ces filles dont le rire en passant vous invite.

    Mais un parfum si doux le frappa tout à coup
    Qu’il releva les yeux. Une femme divine
    Passait. A parler franc, il ne vit que son cou ;
    Il était souple et rond sur une taille fine.

    Il la suivit – pourquoi ? – Pour rien ; ainsi qu’on suit
    Un joli pied cambré qui trottine et qui fuit,
    Un bout de jupon blanc qui passe et se trémousse.
    On suit ; c’est un instinct d’amour qui nous y pousse.

    Il cherchait son histoire en regardant ses bas.
    Élégante ? Beaucoup le sont. – La destinée
    L’avait-elle fait naître en haut ou bien en bas ?
    Pauvre mais déshonnête, ou sage et fortunée ?

    Mais, comme elle entendait un pas suivre le sien,
    Elle se retourna. C’était une merveille

    […]

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    • Vous me flattez, Martine, en commentant mon texte avec cet extrait de Maupassant. Je découvre avec joie que mon protagoniste n’est pas le seul à suivre pour rien.

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  3. L’éphémère masculin versus l’éternel féminin. Un très beau film aussi sur ce thème, si vous ne l’avez pas vu : L’homme qui aimait les femmes, de Truffaut, avec le fantastique Charles Denner. Je ne suis pas un inconditionnel de Truffaut, mais ce film là est un petit bijou.

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  4. Je veux dédier ce poème
    A toutes les femmes qu’on aime
    Pendant quelques instants secrets
    A celles qu’on connaît à peine
    Qu’un destin différent entraîne
    Et qu’on ne retrouve jamais
    (G. Brassens),
    Evidemment.
    Et la mise à nu de la conversation, une sacrée trouvaille bien intéressante.

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