Folles dindes

Il était une fois une petite dinde dodue qui vivait à la campagne. Elle habitait une jolie ferme et elle passait des jours tranquilles à picorer dans la basse-cour et à pondre en compagnie de ses congénères. Les dindes n’étaient pas nombreuses, une dizaine au plus, mais le caquetage de leurs conversations remplissait la ferme comme si elles étaient cent. Les sujets étaient variés, elles discutaient tout et n’importe quoi, mais toujours avec beaucoup d’animation. De temps en temps le dindon les faisait taire. Il glougloutait avec force et les dindes fermaient le bec humblement. Le dindon était respecté parce qu’il avait toujours raison.

Ce jour-là pourtant, la petite dinde dodue posa problème. « J’me demande comment que c’est la vie en ville, dit-elle. Ce serait-y pas mieux qu’ici ? » Un lourd silence tomba sur la volaille. Personne ne pouvait répondre à cette question car aucune d’entre elles n’était jamais allée en ville. Au bout d’un moment cependant, chacune trouva quelque chose à dire sur le sujet et la basse-cour se remplit de caquetages excités. Certaines disaient que la vie en ville était plus excitante, enrichissante, et d’autres prétendaient qu’on vivait mieux à l’air sain et tranquille de la campagne. La discussion battait son plein lorsque le dindon glouglouta avec force : « Qu’est-ce que c’est que ces sottises ? Vous êtes devenues folles dindes ? Vous ne savez donc pas que la ville recèle de dangers ? Malheureuses ! Vous n’y survivrez pas une nuit. » Les dindes fermèrent le bec humblement.

Néanmoins, la petite dinde dodue n’était pas convaincue. Après tout, pourquoi la vie en ville serait-elle dangereuse ? Comment le dindon pouvait-il le savoir sans y avoir jamais mis les pattes, lui non plus ? Le doute se fit insistant, si bien qu’elle décida d’aller se rendre compte par elle-même. Le soir venu, elle quitta la ferme et s’en alla sur la grand-route pour prendre le bus qui conduisait en ville. Les autres dindes étaient convaincues qu’elle ne reviendrait jamais. « Elle ne survivra pas une nuit. » avait glouglouté le dindon. Et le dindon avait toujours raison. Elles furent bien surprises, le lendemain matin, de la voir revenir, tout excitée et pleine de marrons dorés.

follesdindesDès son entrée dans la basse-cour, elles se précipitèrent vers elle pour la presser de questions. La petite dinde dodue leur annonça qu’elle avait trouvé un emploi dans un club de la ville. « Fabuleux, qu’il est, ce club, expliqua-t-elle avec enthousiasme, des gens d’la haute viennent y boire et y manger… guincher et regarder les spectacles… Sont-y pas riches, ont-y pas des bonnes manières ? Y m’traitent comme une vedette. » Elle pavoisait en montrant ses marrons dorés.

– Mais qu’est-ce tu fais exactement ? demandèrent les dindes.

­– J’ponds pour eux, répondit l’autre avec fierté. J’passe sur les tables des clients, y m’appellent, y m’donnent des marrons… alors j’me trémousse un peu du fion et puis j’leur ponds sous l’nez. Ils adorent ça. Ils en reveulent. Y m’payent pour y revenir… et moi, j’m’enrichis en dansant, comme une star. »

Cette histoire plut beaucoup à la volaille. Une grande agitation remplit la basse-cour. On demandait des détails, on voulait des précisions, on caquetait des commentaires… Le vacarme fut interrompu, comme toujours, par le puissant glouglou du dindon : « Qu’est-ce que c’est que ces sottises ? Vous êtes devenues folles dindes ? Vous ne voyez donc pas que la petite dodue se fait exploiter ? Malheureuse ! Avec une vie comme ça, elle ne survivra pas une semaine. » Les dindes fermèrent le bec humblement.

Le soir suivant, une autre petite dinde dodue demanda à la première si elle pouvait l’accompagner pendant sa sortie nocturne. Elles quittèrent la basse-cour ensemble et prirent le bus pour la ville. Ce ne fut que le lendemain, vers midi, qu’on les vit toutes les deux rentrer, tout excitées et pleines de marrons dorés. Dans la basse-cour, elles racontèrent comment elles étaient devenues les stars du club, en dansant sur les tables et en pondant sous les yeux des clients émerveillés. La ferme explosait en caquètements et le dindon pouvait bien glouglouter tout ce qu’il voulait, personne ne l’écoutait. Aux yeux de la volaille, il était clair que ces deux dindes-là devenaient riches et désirables, comme aucune ne le serait jamais ici, à la campagne.

Puisque, le soir suivant, toutes les dindes avaient décidé d’aller au club, le dindon n’eut pas d’autre choix que de les accompagner. Lui aussi, il se prit rapidement au jeu d’être un artiste. Certes, il ne pouvait pas pondre, et il ne gagnait pas de marrons, mais il paradait si bien au milieu de sa troupe de volaille qu’il fut acclamé comme jamais cela ne lui était arrivé. Il glougloutait de plaisir : « Qu’est-ce que c’est que ces sottises ? Je deviens folle dinde ! » Les spectacles qu’ils présentèrent cette semaine-là eurent un succès énorme. Cela attira des clients toujours plus nombreux et le club devint très populaire. On se battait pour avoir une table aux soirées à la coque, aux nuits omelettes et aux veillées d’œufs brouillés. Les petites dindes dodues entraient dans la gloire.

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Il ne faisait maintenant plus aucun doute que la vie en ville était plus excitante, plus enrichissante, qu’à la campagne. Rester à la ferme était une sottise, comme le glougloutait d’ailleurs le dindon. Dans l’intérêt de leur carrière, et aussi pour éviter les trajets en bus, la troupe de la volaille décida de s’installer définitivement en ville. Elles signèrent un contrat d’exclusivité avec le club et, pour célébrer cela, il fut décidé qu’on organiserait un spectacle spécial. On installerait des tables de banquet, sur lesquelles la troupe danserait, on apporterait des fours, pour chauffer l’ambiance, il y aurait des chants de Noël. Les clients allaient se régaler et les dindes crouleraient sous les marrons dorés.

FAIM


Ce texte entre dans le cadre du concours de l’agenda ironique du bout de l’an, organisé par Monesille.

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31 réflexions sur “Folles dindes

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  5. J’adore! Digne des contes de notre enfance: rêves et cruauté de la réalité… SI j’avais des enfants, je n’aurais pas manqué de la leur raconter avant d’aller au lit :-). Mais le soir de Noël, votre histoire fera certainement son petit effet à table. En tout cas, moi, j’aurai une pensée pour vos dindes dodues.
    Bonnes fêtes à vous.
    Minsky.

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    • C’est vrai qu’au moment de poster l’histoire, j’ai pensé à vous, que vous étiez végétarien, que vous alliez mal digérer, et tout ça… Mais non, je vois que ça passe. Je n’ai pas mis les pieds dans le plat. Je suis rassuré. Merci.

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  6. J’applaudis, je bats des mains, j’ovationne, je bisse !

    Je craignais terriblement la chute ; la période présente n’est pas vraiment favorable aux dindes caquetantes, même et peut-être surtout quand elles sont aux marrons… d’or…
    Est-ce de cela dont parlait Anne Hébert, quand elle écrivait : « C’est cela une honnête femme: une dinde qui marche, fascinée par l’idée qu’elle se fait de son honneur. » ?

    J’applaudis, je bats des mains, j’ovationne, je bisse !

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