Il était une fois un mur abandonné dans une clairière. Effritées par le vent, pourries par la pluie, ses vieilles pierres étaient tombées avec le temps. Elles gisaient alentour comme des molaires qui se seraient déchaussées de leur mâchoire. Victime de son grand âge, le mur édenté esquissait une grimace de résignation en tremblant sur ses dernières fondations. Il savait qu’il périssait et qu’il s’écroulerait bientôt en poussière.
Un jour, vint à passer un maçon dans la clairière. Son pied buta contre l’une des pierres éparpillées. Il regarda autour de lui et il découvrit les vestiges du mur, à moitié mangés par la terre. Ému, le jeune homme s’exclama : « Oh ! Le pauvre mur ! Dans quel état misérable se trouve-t-il ! Il est si désossé que je ne l’avais pas remarqué. » Il s’assit sur un tas de pierres et il réfléchit : « C’est dommage de laisser ainsi ce mur à l’abandon… Un mur, ça peut toujours être utile… pour délimiter le chemin, par exemple, ou bien faire un jardin, ou encore pour protéger une maison. » Le maçon rêvait d’architecture et, en touchant les vieilles pierres sur lesquelles il était assis, il réalisa qu’il s’était pris d’affection pour ce mur dans la clairière. Ainsi décida-t-il de revenir pour faire des travaux.
Lorsqu’il réapparut le lendemain, le vieux mur l’attendait. Il avait compris qu’on allait le restaurer. Lui qui dépérissait depuis si longtemps, il se réjouissait à l’idée de se reconstituer. Il pressentait qu’avec la vigueur de ses jeunes bras, l’homme allait lui redonner de la force. C’était donc avec grand appétit qu’il découvrait la brouette pleine de briques et le sac de ciment que son maçon avait apportés. Certes, il se demandait ce qu’était cette nourriture ; il n’avait jamais été fait que de pierres et ne connaissait pas d’autres subsistances. Mais lorsque l’homme étala une couche de ciment sur les premières briques et qu’il les déposa sur le mur, ce dernier se sentit si bien, si réconforté, qu’il insista pour avoir un peu plus de ces délicieux petits sandwichs rouges que le maçon lui tartinait. Il mangea le contenu de la brouette en un rien de temps. L’homme se retrouva bien fatigué mais il était content : son mur avait grandi, il avait bien travaillé. Il se promit de revenir bientôt.
Il revint en effet, avec deux brouettes pleines cette fois, et il travailla deux fois plus longtemps pour que son mur soit deux fois plus grand. Le mur adorait ça. Il sentait sa solidité d’antan qui revenait. Or, s’il raffolait de ces petites briques cimentées qui remplissaient son ventre, il avait aussi l’impression de n’en avoir jamais assez. Sa constitution naturelle étant la pierre, elles comblaient difficilement son appétit. Plus il en mangeait, plus il avait faim ; il devenait insatiable. Ainsi le maçon décida-t-il d’amener cinq brouettes le jour suivant.
Après une journée complète de travail, l’homme était épuisé mais satisfait : le gros œuvre s’achevait. Il décida alors de profiter de sa construction pour s’offrir un repos mérité à l’ombre de son mur. Cependant, ce dernier ne l’entendait pas de cette oreille. À peine le maçon se fut-il allongé à son pied qu’il se mit à trembler. En effet, s’il voulait redevenir aussi solide qu’avant, il devait encore grossir. La peur de ne plus être restauré lui était insupportable. Il pencha d’un côté, puis de l’autre, et fit si bien croire au maçon qu’il allait s’effondrer d’inanition, que ce dernier repartit chercher de nouvelles brouettes, pour le consolider.
L’homme travailla toute la nuit. Même s’il ne voyait rien dans sa construction obscure, il continuait à poser des briques car le mur ne cessait plus de manger. L’édifice retrouvait sa grandeur d’origine et il ne s’arrêterait plus avant que la dernière brique n’eût comblé le dernier trou et que le ciment eût solidement tout scellé. Lorsque l’aube pointa dans la clairière, il était complet, finalement redevenu lui-même. Aussi entourait-il le maçon de toutes parts, empêchant son restaurateur de ne jamais le quitter.
Lorsqu’il comprit qu’il s’était emmuré, le maçon se demanda : « Mais que vais-je bien pouvoir manger ? » Après tous ses efforts, son estomac criait famine et, les briques n’étant pas comestibles, il craignait de mourir de faim. « Et pourquoi dois-je mourir justement là, enfermé dans la construction pour laquelle j’ai si durement travaillé ? » Ce que le maçon ne savait pas, et ce qu’il n’a jamais su, c’était qu’avant, il y a longtemps, le mur était une prison.
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Belle leçon pour tous ceux qui, pris de fringale identitaire s’aviseraient de construire des murs afin de s’isoler des « indésirables »…
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Certains murs qu’on construit maintenant renferment des pensées inquiétantes, en effet.
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Beau conte en effet, à la Marcel Aymé. Et parfaite illustration !
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Merci Francis. L’homme emprisonné par ce que ses mains produisent.
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Que voici un superbe conte aussi fantastique que terrifiant!
Un mur vu comme un monstrueux enfant glouton, de quoi faire un film d’horreur…
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Merci bien. Et puis cet homme, victime de son travail, c’est de l’horreur au quotidien.
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J’aime beaucoup: mais ça me fait frémir…
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Il faut manger quelques briques pour te consolider, Jerry.
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Nan méh ! Pour un maçon, ne pas penser à mettre des portes et des fenêtres, ah mais quelle distraction !!!
Chez K par cas, ils ont tout ce qu’il faut pour aménager une prison en château de conte de fée… 😉
Mais tout de même, je repense à ma grand-mère qui disait, « vaut mieux un petit chez soi qu’un grand chez les autres ». Les châteaux, les prisons, surpopulés, à éviter. Les trois petits cochons, eux, savent monter des maisons avec trois fois rien. Mais c’est une autre histoire.
J’adore la tienne Rx, qui me fait penser à une métaphore transmise par un pschiatre avec lequel j’ai travaillé.
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Merci pour les références proverbiales et fabuleuses. Nous nous retrouvons dans un imaginaire collectif bien riche.
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J’aime beaucoup : vraiment beaucoup 🙂
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Nul doute: vous avez un faible pour les fables.
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holà là (comment ça s’écrit d’ailleurs, oh là, là, olala, etc.) quelle histoire fantastique (au sens premier du terme). Un vrai récit qui se construit, haletant, vibrant, et saisissant jusqu’à la chute ! Qui trop construit mal finit.
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Vous saisissez bien là la morale de l’histoire.
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