L’écrivain prend la pause

En anglais, quand le temps passe vite, on dit qu’il vole. Et c’est vrai que, de tous les endroits où j’ai habité, Londres est le plus pressé. Cette métropole, qui s’étend sur des miles carrés, force ses habitants à parcourir de grandes distances pour se retrouver où pour aller travailler. Dans l’ensemble, ils privilégient les transports en commun aux voitures particulières, car c’est plus rapide pour se déplacer. À condition, bien sûr, que les trains soient à l’heure.

C’est au cours de la révolution industrielle que la précision s’est imposée au calcul du temps : les chemins de fer avaient pris une telle importance en Angleterre que le besoin d’accorder les horaires poussa les Anglais à convenir d’une heure universelle. Le méridien de Greenwich fut désigné comme point de référence et, depuis que le monde est synchronisé par des longitudes, les gens sont soumis aux rigueurs d’un agenda serré.

Entre les gratte-ciels du quartier des affaires qui fait face à Greenwich, le temps vole dans les courants d’air. Les banquiers courent après leurs sous, les avocats derrière leurs contrats, les assureurs poursuivent les souscripteurs, et les minettes en tailleur trottinent au milieu de tout ça, avec leurs chaussures de sport fluo (les escarpins sont dans le sac) pour aller plus vite au bureau. Quand on mise de l’argent sur le temps, tout le monde est pressé. Le train de la finance est toujours à l’heure.

J’arrive au café de la gare à trois heures pile, pour rejoindre le groupe d’écrivains qui s’y réunit chaque semaine. Aujourd’hui, je compte écrire une page de mon roman. Je salue mes pairs et vais m’installer à une table, derrière la fenêtre, avec vue sur les docks ; l’eau qui miroite entre les quais pourrait m’inspirer. Comme j’ai besoin d’énergie pour commencer, je commande un de ces English breakfasts qu’ils servent toute la journée. Les œufs sur le plat qui s’étalent sur la saucisse me rappellent ce tableau de Dali, où les pendules sont molles. Je mâche lentement. Puis, je repousse l’assiette, installe mon cahier et saisis mon stylo.

La page reste blanche ; je cherche les premiers mots. Immobile, le menton dans une main, le sourcil pensif, je prends la pause. En regardant l’eau des docks, sans y trouver la moindre inspiration, je vois bien que le temps s’envole par la fenêtre. Pourtant je n’ai pas l’impression de le perdre. Écrire est un travail qui requiert de l’indulgence et, même à Londres, il ne sert pas à l’écrivain de se presser. Le train de l’imagination est rarement à l’heure.

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Canary Wharf vu de Greenwich


Ce texte entre dans le cadre du concours de l’agenda ironique du mois onzième, organisé par Martine. 

19 réflexions sur “L’écrivain prend la pause

  1. Oups je viens de voir passer un train de l’imagination et il ne s’est pas arrêté…. Et qui sait quand il repassera
    J’aime beaucoup ton texte sur la volatilité du temps … Bisesss

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  2. tiens donc, je n’avais pas laissé un commentaire ? faut croire que le train du commentaire était parti sur une autre voie :).
    Je plussoie tout ce qui est dit -et mieux que je le pourrais – au dessus, et j’ajoute que je suis ravi de savoir enfin où Dali a trouvé l’inspiration de ses montres molles…. bon sang, mais c’est bien sûr : eggu’z zind socidgizzz !!

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  3. Pingback: Heure 3, jour 26, mois 11: la votation | Écri'turbulente, c'est en écrivant qu'on devient écrevisse.

  4. Celui qui a dit que l’écriture c’était un pour cent d’inspiration et 99 pour cent de transpiration faisait sans aucun doute une publicité pour déodorant ! ou alors il transpirait en cherchant son temps qu’il avait perdu, allez savoir où, sans doute envolé par la fenêtre pendant que personne ne s’occupait de le voir s’écouler tranquillement.

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  5. C’est d’une évidence crasse (si l’on peut utiliser cette expression) qu’il est bon de rappeler : lire et écrire ne sont pas des pertes de temps, c’est, du moins, ce dont je me persuade au fil des heures qui me détachent complètement de la réalité pendant ces deux « inactivités ». ! Mais certains jaloux envient cette fainéantise ! Laissons pisser le mouton dans les prairies !

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  6. Tous ceux qui tiennent une plume, un crayon, un style dans leur main se reconnaîtront dans votre billet.

    « … Écrire est un travail qui requiert de l’indulgence et, même à Londres, il ne sert pas à l’écrivain de se presser. Le train de l’imagination est rarement à l’heure. »

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  7. Pingback: Dans 4 jours, il sera 3 heures. | Écri'turbulente, c'est en écrivant qu'on devient écrevisse.

  8. C’est court et clair, et fait beaucoup de bien à lire. J’aime bien ce qui est dit, l’écriture ne se commande pas. Elle circule dans les circuits de pensées parfois rapides, parfois ralentis, et s’étale de la même façon sur le papier blanc. Elle est indicateur de l’état d’occupation psychique, de besoin de repos pour décanter dans l’immobilité, et puis son petit bonhomme de chemin fait, elle accouche de son or à l’encre noire une fois la gestation accomplie.
    Pas la peine de courir pour prendre le train avec elle puisque c’est elle qui fait passer le train à son heure. Voilà de quoi déconcerter tous ceux qui croient encore au contrôle des choses.
    Pour mettre en évidence l’ironie de la règle qui consiste à dire que le temps c’est de l’argent, et qui pousse le monde à une ahurissante précipitation impensée en tout, il n’y a pas mieux que cette progression de texte.
    Merci Rx Bodo pour ce rappel d’évidence que j’aurais tendance à oublier parfois. Le dire, c’est déjà se donner les moyens de ne plus être dupe du piège de la course au néant.

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  9. Le temps n’existe pas pour l’écriture; parfois elle vient de si loin qu’elle met du temps à se poser sur la feuille. Mais elle vient, c’est une amie infaillible. Belle soirée Rx

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  10. Merci, cher, de votre participation ! Elle a trouvé place parmi quelques autres délires ioniques…

    Je viens de voir cette superbe faute de frappe ! IRONIQUE est devenu IONIQUE et j’aime beaucoup cette confusion !

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  11. A reblogué ceci sur Écri'turbulente, c'est en écrivant qu'on devient écrevisse.et a ajouté:
    « Vous remarquerez peut-être en le lisant que Canary Wharf n’est pas en Écosse, que les oeufs sur le plat ne sont pas bleus, que je n’écris pas sur un cahier et qu’il n’est pas trois heures non plus. Tout ceci a été inventé pour les besoins du concours. En fait, dans ce récit, seule l’ironie est véridique. », écrit l’auteur en commentaire !

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